Dans quelle mesure les investissements dans le secteur de l’innovation et des technologies de l’armement sont-ils toujours nécessaires, face à la recomposition des formes de la guerre ?

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  • Julien Nocetti chercheur associé à l’IFRI (Institut français des relations internationales) et au Centre GEODE (Géopolitique de la datasphere, Université Paris 8) et professeur à St Cyr Coetquidan
  • Sophie Lefeez chercheuse associée à l’IRIS (Institut des Relations Internationales et Stratégiques) et au laboratoire CERREV de l’université de Caen

Alors que la guerre en Ukraine a évolué en conflit ouvert depuis février 2022, les récents événements militaires ont été l’occasion de repenser la nécessité de modernisation des armées françaises et européennes, non seulement afin de venir en aide aux ukrainiens mais aussi et surtout face à la recomposition des enjeux géostratégiques et à la montée, de plus en plus tangible, du danger russe. C’est la raison pour laquelle le Président français Emmanuel Macron a annoncé en juillet 2022 une révision de la Loi de Programmation Militaire 2023, qui définit le budget alloué au ministère des Armées pour 5 ans, augmentant ainsi sa dotation à 50 milliards d’euros en 2025. Ses objectifs affichés sont la modernisation des armées, l’augmentation des stocks d’équipements et une priorité donnée à l’innovation militaire, notamment dans le domaine de la cyberdéfense.

Gagner la guerre avant la guerre : la nécessité de l’innovation

On assiste à une hausse des budgets militaires en Europe, après des années de sous-investissement dans les armées et en particulier dans les technologies militaires. Les Etats membres de l’Union européenne consacrent en moyenne 1,6 % de leur PIB aux dépenses militaires, contre 3,7 % aux Etats-Unis, selon Julien Nocetti “si on compare les chiffres européens par rapport aux montants engagés par les Américains, on est très loin du compte. Les ambitions stratégiques et militaires américaines sont davantage tournées vers la Chine que vers la Russie. C’est aussi lié à l’évaluation de la menace car du côté américain, il y a un vrai détournement du regard stratégique vers la Chine depuis le second mandat de Barack Obama. Cette tendance explique aussi l’importance des montants engagés et des budgets investis, où cet effort est censé faire en sorte que les Etats-Unis ne soient pas rattrapés un jour par la puissance militaire chinoise, qui est ascendante. Les décideurs politiques et militaires de la côte Est mais aussi les think-tank, les universités et les acteurs privés sont convergents dans l’évaluation de la menace et du fait que les Etats-Unis doivent tout entreprendre, notamment en matière d’innovation militaire et duale pour éviter le rattrapage chinois“. Par ailleurs, on investit dans l’innovation et les technologies pour rendre sa défense plus efficace mais aussi pour dissuader l’ennemi, Sophie Lefeez ajoute “aujourd’hui on parle de systèmes d’arme car on conçoit le matériel différemment. On a considéré qu’il valait mieux penser à tous les éléments dès le départ afin d’augmenter la performance globale des armements. Ceci évite les problèmes de communication, de charges, de masses etc, mais cela complexifie la tâche de conception car il faut penser à davantage de paramètres et ce dès le départ. On voit d’ailleurs que la durée des programmes d’armement augmente très régulièrement. Si on prend l’après seconde guerre mondiale, on était à 5 ou 7 ans, aujourd’hui, pour les gros programmes, on est à 20 ans“.

Investir dans l’innovation : quelles stratégies économiques et quelle rentabilité ?

Aujourd’hui, un renversement s’est opéré entre technologie civile et technologie militaire est l’enjeu est de savoir si l’armée peut trouver parmi les technologies civiles (qui sont plus à la pointe) des applications qui peuvent convenir aux besoins militaires. Selon Julien Nocetti “avec la guerre en Ukraine, on voit une mise en avant de certains acteurs privés, qui ont pris une importance tout à fait notable dans la détection et l’anticipation des menaces, et dans les réponses à la crise. L’exemple des terminaux Starlink d’Elon Musk, appartenant à SpaceX, a été très médiatisé, ne serait-ce qu’en raison de la personnalité même d’Elon Mus, cependant ces terminaux permettent d’assurer des connectivités dans des régions qui en étaient dépourvues ou alors dans des contextes de coordination militaire, et sont devenus des vrais actifs militaires sur le théâtre ukrainien. L’armée ukrainienne est dépendante de cette technologie, et donc dépendante des décisions d’Elon Musk, ce qui montre un mélange des genres qui est tout à fait impressionnant et qui pose des questions d’ordre militaire, mais aussi diplomatique et de souveraineté“.  Au printemps 2018, le débat a surgi quand les employés de Google ont appris que leur entreprise collaborait avec le Pentagone pour le projet Maven, visant à analyser les images fournies par des drones, Sophie Lefeez ajoute “quand les personnes rentrent dans ces entreprises, ils ne sont pas censés collaborer avec le Pentagone. Dans le domaine de l’Intelligence Artificielle, on a besoin d’une énorme quantité d’informations pour développer des algorithmes et effectivement, ce ne sont pas les militaires qui peuvent avoir accès aux données. Ce sont des entreprises du domaine civil puisque les clients sont planétaires. Les investissements de Recherche et Développement, quand on veut chercher le high-tech, coûtent très, très chers. Une entreprise de la défense, dans le cas français, va vendre en priorité à la France, si elle ne le fait pas, elle aura du mal à exporter par la suite. La France va lui commander des quantités de l’ordre de la dizaine/centaine, ces quantités sont devenues très petites parce que le coût unitaire de l’armement est très cher. C’est donc compliqué pour une entreprise seule de dépenser tant d’argent pour des quantités très réduites à l’arrivée“.

Source: radiofrance

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