Usbek & Rica : Que pouvez-vous nous dire de Ren Zhengfei, fondateur de Huawei en 1987 ? Quelle est son histoire et sa vision ?
Yun Wen : Ren Zhengfei incarne bien l’essor des entrepreneurs privés dans la Chine de la période des grandes réformes structurelles. Il est né en 1944 dans une famille pauvre de la province de Guizhou. Après une formation au sein du Chongqing Institute of Post and Telecommunications dans les années 1960, il rejoint l’armée comme ingénieur et travaille dans l’unité de recherche en information. Il est démobilisé en 1982, rejoint Shenzhen et fonde Huawei. À l’image des autres « capitalistes rouges » de l’époque, il bénéficie d’une position avantageuse lors des réformes du marché chinois. Ses connexions au sein de l’appareil et du secteur des postes et télécommunications lui permettent d’obtenir d’emblée des marchés pour du matériel bas de gamme. Huawei peut ainsi démarrer sous de bons auspices. Ren pose très tôt les bases d’une culture d’entreprise, en combinant les restes de l’idéologie socialiste au management « à l’occidentale ». Il excelle dans l’art du maoïsme à la sauce entrepreneuriale. Il introduit aussi les grands principes et outils de mesures du management moderne pour construire un système standardisé et hiérarchique, même s’il veille donner à ses employés voix au chapitre.
Au-delà de ce contexte favorable, comment expliquer qu’une petite entreprise de commutateurs téléphoniques soit devenue un géant mondial de la tech ?
D’une part, le boom des télécoms en Chine dans les années 1980 et 1990, accompagné d’une stratégie d’ouverture du pays à l’international. D’autre part, l’investissement massif de Huawei dans la R&D, qui va l’amener à innover et devancer ses concurrents, tant nationaux qu’internationaux. Enfin, le succès de Huawei est emblématique de l’expérience de développement économique singulière menée en Chine, assise sur la dynamique des marchés locaux et sur une farouche volonté d’autonomie sur le plan technologique.
« Au début des années 1990, Huawei développe une stratégie consistant à « encercler les villes depuis la campagne »
Quelles sont les étapes décisives à retenir dans l’ascension de Huawei ?
Il y a deux grands moments. Le premier remonte aux années 1980. L’industrie des télécommunications chinoise est alors en pleine explosion, en termes d’investissements et d’usagers. Huawei, en tant qu’entreprise privée, subit alors la concurrence féroce des entreprises étrangères et des entreprises d’État. Le marché est encore dominé par les produits étrangers en raison de la politique gouvernementale de trading market for technology, c’est-à-dire l’idée de permettre aux entreprises étrangères d’avoir accès au marché chinois en échange de transferts de technologies. Ren Zhengfei est alors convaincu que l’importation de technologies étrangères et leur adoption sont inconciliables avec la quête d’indépendance industrielle voulue par le pays. Il n’a de cesse de défier les politiques de développement faisant la promotion d’une « indigénisation » et d’un perfectionnement des technologies occidentales. Au début des années 1990, Huawei développe une stratégie consistant à « encercler les villes depuis la campagne », misant en premier lieu sur les marchés ruraux et les petites villes des provinces éloignées, négligées par les grandes entreprises. Cette première étape pose les fondations de l’essor de Huawei sur le marché chinois.
La seconde étape débute à la fin des années 1990, alors que le marché des télécommunications chinois subit une série de réformes radicales d’inspiration néolibérale. Le secteur est dérégulé et la création d’entreprises privées encouragée. La priorité n’est plus à la fourniture de services mais à la quête de profits. Les investissements dans les zones rurales s’évanouissent et l’écart se creuse avec les villes. La source principale de revenus de Huawei disparaît. En un sens, Huawei va être « obligé » de se détourner du marché domestique pour se concentrer sur son internationalisation. L’entreprise se restructure, mise sur la recherche et développement de technologies de pointe afin de devancer ses concurrents. Huawei se diversifie et mise également sur les services aux entreprises. Elle entend enfin développer sa marque et commercialiser ses propres produits grands publics. Elle investit dans le cloud, les Big Data, les objets connectés. Au lieu de fournir le marché en technologies bas de gamme et bon marché, Huawei prend donc une orientation différente et s’impose comme une marque à forte valeur ajoutée.
« L’État chinois a facilité le développement international de Huawei, financièrement et diplomatiquement »
Comment qualifier la nature des relations qu’entretient Huawei avec l’État chinois ?
Pour moi, l’État n’est pas un concept statique. C’est un espace de luttes soumis à différentes forces. Les politiques industrielles chinoises, qui sont passées de la libéralisation à la promotion de champions nationaux, en passant par une politique d’importation/substitution, sont le résultat de ces luttes. La relation entre l’État chinois et Huawei a évolué au gré des luttes, des conflits et des collaborations. Mais avec sa politique de planification industrielle – étatique donc – le gouvernement chinois a pu offrir opportunités et soutien à Huawei. Il a facilité son développement international, financièrement et diplomatiquement, même si Ren Zhengfei a toujours déclaré vouloir défendre son indépendance vis-à-vis à l’État.
Dans votre livre, vous mentionnez le « Grand bond en avant digital » (« digital leap forward ») voulu par l’État chinois dans les années 1980. Dans quelle mesure ce modèle de développement diffère-t-il de celui de la Silicon Valley, lui aussi intimement lié à l’État ?
Ce grand bond en avant post-Mao atteste d’un changement de cap en termes de stratégie industrielle vers un modèle de croissance guidé par le commerce. Le secteur de l’informatique et des télécommunications est la tête de pont de cette stratégie et de la volonté de réintégration de la Chine dans le capitalisme transnational. Ceci étant, la Chine post-Mao hérite aussi de grands avantages du régime communiste, en particulier un État fort, capable d’imposer des politiques, de mobiliser des ressources et de pousser la population à participer, de contrôler les industries stratégiques et de maintenir en vie un semblant d’idéologie de justice sociale. Mais c’est une visée techno-nationaliste qui soutient finalement le grand bond en avant technologique.
« Le modèle de la Silicon Valley privilégie également les retours financiers et le court-terme plutôt que le développement au long cours. Huawei fait tout le contraire. »
La Silicon Valley a été liée à l’État américain dans ses jeunes années, mais elle est surtout devenue un hub, un incubateur pour les start-up et l’innovation. Son succès doit beaucoup à cet écosystème, à ce réseau de professionnels, d’entrepreneurs, de talents et d’investisseurs. Comparativement, là réside sans doute la faiblesse du modèle high tech chinois qui ne dispose pas de cet écosystème. Mais il s’agit justement d’un des objectifs prioritaires des dernières orientations industrielles du pays. L’industrie high tech américaine, elle, est confrontée aujourd’hui à plusieurs défis, comme le manque de financements fédéraux pour la R&D sur le long terme, la fragmentation de ses structures institutionnelles, et des capacités de production de hardware dérisoires. Le modèle de la Silicon Valley privilégie également les retours financiers et le court-terme plutôt que le développement au long cours. Huawei fait tout le contraire. Ren Zhengfei a affirmé que Huawei devait être indépendant du grand capital et des marchés financiers.
Huawei est aujourd’hui l’un des acteurs majeurs de la 5G, en particulier en ce qui concerne les standards adoptés à l’international. Comment l’entreprise y est-elle parvenue ?
Contrairement à la 2G, la 3G ou la 4G, la Chine est aujourd’hui en tête dans la course à la 5G. Huawei, à lui seul, possède 20% des brevets liés à la 5G. Il est incontestablement le numéro 1 et possède une chaîne complète de technologies et de produits liés à la 5G, des émetteurs aux puces en passant par la fibre optique et les équipements individuels. Personne ne peut rivaliser. C’est le résultat d’investissements et de recherches débutés tôt, dès 2009 (il faut lire à ce propos l’excellent article de Steven Levy dans Wired). La présence de Huawei sur le marché de la 5G rebat totalement les cartes et remet en cause la domination des acteurs occidentaux. La 5G est un élément central du programme économique chinois. Elle est mentionnée partout dans le treizième plan quinquennal (2016–2020), dans le programme « Made in China 2025 », dans le nouveau plan de développement des infrastructures du pays et dans le plan « China Standards 2035 ». Ce n’est pas la 5G en tant que telle qui est importante, mais toute la chaîne de valeur qui y est associée.
« Les derniers modèles de téléphones de la firme reposent à 80% sur des composants et technologies chinoises, contre 36% pour les modèles précédents »
Huawei occupe une place centrale dans la guerre commerciale qui s’est engagée entre les États-Unis et la Chine. La stratégie américaine est-elle la même que face à l’émergence de l’industrie japonaise des semi-conducteurs dans les années 1980–1990, devenue aujourd’hui négligeable ?
Le scénario est assez proche. Ceci étant, la dépendance économique, politique et militaire du Japon à l’égard des États-Unis avait fait du pays une cible plus vulnérable. À l’opposé, les mesures américaines de bannissement pourraient encourager la Chine à redoubler d’efforts pour construire ses propres technologies et chaînes d’approvisionnement, avec pour objectif d’augmenter encore sa compétitivité internationale et de réduire sa dépendance technologique. L’accent mis sur le projet de bâtir une industrie nationale de microprocesseurs de rang mondial illustre bien cette ambition. C’est un objectif primordial pour la Chine, illustré notamment par un plan de 120 milliards de yuans lancé en 2014 et qui a profité aux entreprises d’État. HiSilicon, filiale de Huawei, est déjà devenue un des leaders mondiaux des semi-conducteurs.
Huawei a également lancé le projet Nanniwan, dont le but est de développer des produits totalement dépourvus de technologies américaines. Cet effort produit déjà ses effets. Ainsi, les derniers modèles de téléphones de la firme reposent à 80% sur des composants et technologies chinoises, contre 36% pour les modèles précédents. La stratégie de bannissement américaine pourrait renforcer cette tendance.
Source: usbeketrica.com
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