Les Américains l’appellent le “Big Quit” ou “Great Resignation”. Cette “Grande démission” désigne la vague d’employés qui quittent en nombre leur travail aux États-Unis. Ils ont été plus de 4,3 millions à remettre leur lettre de démission en août, d’après les dernières statistiques du département du Travail, publiées mercredi 13 octobre.
C’est du jamais vu depuis 2000, année où les statistiques mensuelles sur les démissions ont commencé.. “Cela correspond à plus de 3 % de l’ensemble des salariés du secteur privé qui ont quitté leur travail, soit davantage que le précédent record, en janvier 2001 (2,8 %), alors que les conditions économiques étaient encore au beau fixe”, rappelle Christophe Blot, spécialiste de l’économie américaine à l’Observatoire français des conjonctures économiques, contacté par France 24.
Une femme du Midwest de plus de 35 ans
Et le phénomène actuel n’est pas limité à un seul mois : 20 millions d’employés ont quitté leur travail depuis le début du printemps, ont calculé les médias américains. “Mais il y a une nette accélération sur les trois derniers mois”, constate Christophe Blot.
Le phénomène est à ce point massif qu’il n’est plus seulement discuté dans les milieux académiques entre économistes. Le “Big quit” est l’invité des débats dans les matinales des grandes chaînes câblées, et la très populaire émission The Daily Show du comédien Trevor Noah lui a même consacré un épisode, mercredi 14 octobre.
Cette vagues de démissions ne touche pas tout le monde de la même manière. Près de 40 % des salariés qui ont claqué la porte travaillaient dans la grande distribution, dans l’hôtellerie et la restauration, ou encore dans le secteur des services à la personne, note le département du Travail.
Le portrait robot du salarié qui a démissionné en août est une femme âgée de plus de 35 ans, qui habite dans le Midwest. Il y a, en effet, 5,5 % des salariées des PME qui ont quitté leur travail contre “seulement” 4,4 % de leurs collègues masculins, d’après une analyse de Gusto, une société de service aux entreprises. Le nombre de démissions a bondi de plus de 20 % parmi les salariés qui approche la quarantaine et il est presque deux fois plus élevé dans les États du centre du pays comparé aux régions côtières, d’après une étude publiée dans le journal Harvard Business Review.
Le département du Travail s’est contenté de donner ces chiffres sans pour autant offrir d’explication. De quoi laisser le champ libre aux économistes et commentateurs qui ont, ces derniers jours, multiplié les théories tout en reconnaissant “qu’il est encore un peu tôt pour tirer des conclusions définitives quant aux raisons de ce phénomène”, souligne Christophe Blot.
Révolte des employés mal-payés et mal considérés ?
Il illustrerait, avant tout, un grand ras-le-bol des employés dans les secteurs les plus durement touchés ou sollicités durant la crise sanitaire. Nul hasard au fait que les caissières de supermarchés, les aides-soignantes, les femmes de ménages dans les hôtels et autres titulaires d’emplois peu qualifiés et mal payés soient les plus nombreux à avoir claqué la porte, souligne le Wall Street Journal. “Maintenant que la reprise économique est là, ces travailleurs se rendent compte qu’il n’y pas de raisons qu’ils continuent à être sous-payés, après avoir été mis sous pression pendant près d’un an alors qu’il y a de plus en plus d’opportunités de trouver un autre emploi”, estime le grand quotidien économique de la côte est.
Sur les réseaux sociaux et sites communautaires comme Reddit, les messages d’Américains célébrant leur démission pour protester contre des conditions de travail déplorables se sont multipliés ces dernières semaines. Une vidéo, postée fin août par une employée de Walmart qui s’est filmée pendant qu’elle annonçait en direct sa démission à tout le magasin, a fait fureur sur TikTok où elle a été vue des millions de fois.
Une note publiée par Goldman Sachs suggère, en outre, que des aides financières de l’État mises en place pour garantir des revenus minimaux durant la pandémie a rendu la perspective de démissionner moins effrayante pour une partie des employés. Mais cette analyse, qui revient à blâmer le gouvernement pour la vague actuelle de démission, a été contestée par d’autres économistes qui soulignent qu’en août, une grande partie de ces aides publiques avaient été revues à la baisse ou arrêtées… Et ça n’a pas empêché les Américains de continuer à quitter leur travail, note le Washington Post.
Les habitudes de télétravail prises pendant le confinement ont aussi modifié la géographie du marché de l’emploi. “Des salariés qualifiés travaillant dans les régions plus agricoles du Midwest ont moins hésité à démissionner car ils se sont rendu compte qu’ils pouvaient postuler à des emplois dans tout le pays sans avoir à bouger”, souligne l’étude reprise par le Harvard Business Review.
Certains économistes réussissent même à lier le boom de la Bourse depuis le début de la pandémie à la “Grande démission”. “Des baby-boomers ont vu leur portefeuille d’actions gagner à ce point en valeur durant cette crise sanitaire qu’ils ont pu prendre leur retraite anticipée”, assure le Wall Street Journal.
Il y aurait même des réactions en chaîne, avec des démissions qui en entraînent d’autres. Ce serait le cas dans le secteur de la petite enfance : face à la pénurie des puéricultrices, il devient de plus en plus difficile de trouver des places en crèche. Forts des économies que ces jeunes couples ont pu faire pendant la période de confinement – l’épargne des Américains à bondi de 4 000 milliards durant la crise sanitaire -, certains ont décidé que l’un des deux parents pouvait se permettre de démissionner pour s’occuper de l’enfant, a constaté le Washington Post qui a rencontré plusieurs de ces jeunes parents.
Plus d’argent ne suffit plus
Ce “Big Quit” commence à avoir des répercussions sur toute l’économie américaine. Il y a actuellement près de 11 millions d’offres d’emplois non-satisfaites. Là encore, c’est du jamais vu depuis le début du millénaire, note l’agence AP.
“La grande question est de savoir si la tendance d’un marché du travail aux nombreuses opportunités va se confirmer sur le plus long terme, ce qui pourrait amener l’économie américaine dans une situation proche du plein emploi [quand les travailleurs avaient pléthore de choix d’emplois] des années 1970 permettant une revalorisation des salaires à la hausse”, résume Christophe Blot.
Plusieurs grandes enseignes, comme CVS, Cosco, Walgreens ont déjà commencé à relever le salaire minimum à plus de 15 dollars par heure. Mais cela ne suffit pas toujours. Un autre enseignement de cette vague de démissions “est que le salaire seul n’est plus la seule motivation. Ce sont plus généralement de meilleures conditions de travail qui sont recherchées”, constate l’économiste de l’Ofce.
Une bonne couverture santé, par exemple, est souvent devenue la priorité numéro 1 des personnes qui cherchent un nouveau travail. La crise sanitaire ayant démontré à quel point l’accès à des soins abordables peut être important. Aux États-Unis, ce sont généralement les employeurs qui proposent les mutuelles à leurs salariés.
Mais tous les employeurs ne sont pas encore prêts à se plier en quatre pour attirer des employés et cherchent d’autres moyens pour compenser le manque de personnel. Dans l’hôtellerie, par exemple, plusieurs chaînes, interrogées par le Wall Street Journal, ont indiqué qu’ils avaient décidé de rogner sur certains services : moins de choix au petit-déjeuner, des chambres refaites moins souvent ou encore des terminaux électroniques pour s’enregistrer en lieu et place des réceptionnistes. Des patrons de bars cherchent aussi à remplacer les serveurs par des tablettes sur lesquelles les clients peuvent passer commande.
Ce sera probablement l’une des grandes batailles de cette sortie de crise aux États-Unis : est-ce qu’elle permettra de voir une amélioration des conditions de travail ou est-ce que, comme l’a dit le présentateur du Daily Show Trevor Noah, les clients “devront bientôt préparer eux-mêmes leur repas en allant au restaurant”.
Source: France 24
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