Vol de pétrole au Nigeria : « Les clients ne manquent pas dans les eaux internationales »

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A l’entrée du port de Warri, dans l’Etat du Delta, le va-et-vient des bidons remplis de carburant illicite est continu et se déroule sous le nez de la police postée tout près. Le produit est amené par bateau depuis les criques moyennant quelques pots-de-vin versés aux militaires qui patrouillent le long des cours d’eau. 

Après la mort de plus de cent personnes brûlées vives dans l’explosion d’une raffinerie clandestine dans le sud-est du Nigeria le 22 avril, le président Muhammadu Buhari a déclaré que les personnes qui financent cette production parallèle doivent « toutes être appréhendées et traînées devant la justice ». Les voleurs de pétrole, déjà responsable d’une terrible pollution environnementale, sont accusés de siphonner la production du pays, qui connaît des difficultés d’approvisionnement et peine à profiter de l’envolée des cours du brut.

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Alexander Sewell est chercheur pour l’organisation Stakeholder Democracy Network (SDN) qui soutient les populations affectées par l’industrie extractive et victimes de mauvaise gouvernance. Il décrit pour Le Monde les structures de ce crime organisé, aux ramifications à la fois locales, nationales et internationales.

Les autorités nigérianes semblent dire que de plus en plus de pétrole est siphonné le long des pipelines. L’homme d’affaires Tony Elumelu a même affirmé sur Twitter début mars que plus de 90 % de la production est volée avant d’atteindre les terminaux pétroliers. Qu’en est-il réellement ?

Alexander Sewell Le gouvernement affirme effectivement que les vols de pétrole sont en augmentation. Selon leurs chiffres, 250 000 barils disparaissent chaque jour contre 220 000 en moyenne en 2021. Mais ces statistiques doivent être prises avec beaucoup de précaution, car il n’y a aucun outil pour mesurer la production au Nigeria, ni même pour savoir ce qui est transporté le long des pipelines ou ce qui parvient vraiment aux terminaux pétroliers !

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Le seul moyen de se faire une idée, c’est de regarder les exportations. Nos études chez SDN montrent que ces vols concernent 5 à 20 % de la production pétrolière du Nigeria, sachant que celle-ci s’élève en moyenne à 1,4 million de barils par jour. Les chiffres du gouvernement se situent donc dans la fourchette haute, et la réalité est sans doute un peu en deçà.

Une partie de ce pétrole volé est raffinée localement et revendu sur place ou dans la région. Mais on sait aussi qu’une partie est exportée à l’international. Connaît-on les proportions de ce trafic ?

Le ratio fluctue beaucoup, notamment en fonction du prix du brut, qui peut avoir un effet sur ce commerce parallèle. En général, si les cours du pétrole sont hauts, il y aura plutôt un intérêt pour l’export à l’international, à bord de tankers stationnés en haute mer. Mais il faut aussi prendre en compte les besoins au niveau domestique, notamment en cas de pénurie au Nigeria ou dans les pays voisins.

Une tête de puits pétrolier dans le delta du Niger. 

Une de nos études conduites en 2012, lorsque le prix du baril était élevé, montrait que 75 % du pétrole volé était acheminé en dehors du Nigeria. Mais en 2018, la tendance s’était totalement inversée avec 75 % de pétrole raffiné localement et 25 % exporté à l’international. Cela peut évoluer très vite.

Est-ce que le pétrole acheminé vers la haute mer pour être vendu à l’international provient des mêmes pipelines que celui qui alimente les raffineries clandestines, au niveau local ?

Il y a deux manières de voler du pétrole : la première consiste à brancher un tuyau sur un pipeline pour transporter le produit jusqu’à une barge. Celle-ci pourra ensuite approvisionner les raffineries artisanales ou bien faire des allers-retours jusqu’à un plus gros navire, stationné dans un secteur où la rivière est plus profonde. Ensuite, ce navire rejoindra la haute mer pour avitailler un tanker à destination de l’Amérique du Sud, de l’Europe ou de l’Asie. Ces tankers peuvent aussi rester à proximité des côtes ouest-africaines et réaliser des transactions avec d’autres vaisseaux en haute mer.

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La deuxième option, c’est ce qu’on appelle le topping, le fait de rajouter une quantité de pétrole brut non déclaré dans une cargaison officielle. Dans ce cas-là, les documents sont en règle, les autorisations ont été délivrées, et il suffit de revendre le supplément comme si de rien n’était. Cette seconde méthode est très difficile à étudier, d’autant qu’elle implique bien souvent des officiels et des membres de l’élite politique. C’est vraiment un moyen de voler et de transporter d’énormes quantités de pétrole en prenant un minimum de risques.

Que sait-on des clients de ce marché parallèle ?

Ça dépend de quoi on parle. En ce qui concerne le carburant produit dans les raffineries artisanales, il s’agit pour moitié (50 à 60 %) de diesel, qui sert notamment à alimenter les gros générateurs qui font tourner les commerces. Ce gazole est aussi utilisé dans le secteur de la construction, pour les camions et les grosses machines. Quant à l’essence artisanale (15 à 20 % de la production), une bonne partie est consommée directement par les communautés riveraines isolées, où les populations n’ont pas accès aux stations-service et doivent faire tourner leurs générateurs pour avoir de l’électricité.

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En ce qui concerne le pétrole brut, les clients ne manquent pas dans les eaux internationales ! Les gens qu’on interviewe nous parlent de Blancs venus des pays voisins, du Togo, du Ghana, mais aussi de réseaux libanais ou indiens. Ça peut être absolument n’importe qui, des gens du monde entier. D’ailleurs, certains propriétaires de navires utilisent aussi le carburant raffiné illégalement au Nigeria pour leurs bateaux. Ils disent qu’il est plus épais et qu’il dure plus longtemps !

Qui sont les acteurs impliqués dans ce trafic ? On parle d’un très haut niveau de collusion…

Pour soutenir ce niveau de production, il faut des barges, des hommes pour protéger les raffineries clandestines et les points de collecte, mais aussi beaucoup d’argent pour payer les forces de sécurité et convoyer sans encombre le produit jusqu’aux sites de production ou le transférer à bord d’un vaisseau mère. Il faut de toute façon avoir d’excellentes connexions pour posséder un point de branchement sur un pipeline.

Cet écosystème implique les militaires, les compagnies de surveillance détenues par les anciens agitateurs [Les anciens membres des groupes armés du Mouvement d’émancipation du delta du Niger ayant intégré le programme d’amnistie offert par le gouvernement en 2009. Nombre de leurs anciens chefs ont signé de gros contrats pour la surveillance des pipelines], mais aussi des politiciens et des membres des communautés locales.

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On retrouve la même chose ensuite dans les ports, sur les routes, avec la distribution de grosses sommes pour acheter le passage à travers le pays. Il y a des individus extrêmement compromis, au cœur même des forces de sécurité de sécurité. Parfois, les navires qui transportent ce pétrole volé à travers le delta du Niger sont même escortés par les militaires !

Vous dites que les forces de sécurité sont impliquées. Pourtant, la marine a lancé début avril une importante opération visant à « arrêter les voleurs » dans le delta du Niger. N’est-ce pas paradoxal ?

La situation semble être devenue un peu hors de contrôle ces derniers mois, et les autorités ne peuvent pas tout tolérer ! Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un problème structurel, qu’on essaie de régler en cherchant des boucs émissaires. Il y a déjà eu des interventions similaires par le passé, généralement en période préélectorale, ou au moment de boucler un exercice budgétaire.

On sait que les personnes qui raffinent illégalement reviennent dès que l’armée se retire. De toute façon, il arrive que ces gens soient prévenus en avance par les militaires pour avoir le temps de s’enfuir avant leur arrivée. On entend aussi que les soldats visent en priorité ceux qui ne leur ont pas versé d’argent. Bref, cette approche sécuritaire est très imparfaite et ne pourra pas régler le problème en profondeur.

Source : Le Monde

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