ELLE. En grandissant, quel était votre rapport à la mode ?
Thebe Magugu. J’ai la chance d’avoir compris très jeune que je voulais travailler dans la mode. Mes décisions de vie ont du coup été plus faciles à prendre. J’ai grandi entouré de femmes fantastiques qui utilisaient la mode comme bouclier. Dans la difficulté, s’habiller est une façon de rendre le quotidien plus supportable, surtout à un si jeune âge. J’ai très vite compris que le vêtement avait un véritable pouvoir de guérison, aussi bien sur le plan physique que psychologique. Les femmes avec lesquelles j’ai grandi à Kimberley m’ont appris l’importance de fabriquer des vêtements qui correspondent à leur façon de vivre, c’est-à-dire des pièces à la fois belles et fonctionnelles que l’on peut porter dans différents contextes.
ELLE. Vous avez grandi en Afrique du Sud à l’époque de la fin de l’apartheid. Comment cela a-t-il influencé l’homme et le créateur que vous êtes aujourd’hui ?
Thebe Magugu. Bien que je sois reconnaissant d’être né à la fin de l’apartheid et que je n’ai pas eu à me plier aux règles visant les noirs, j’ai vu de près les dégâts psychologiques que ce système a causé, notamment sur ceux avec qui j’ai grandi. L’apartheid n’était pas du tout « inspirant » à proprement parler, mais la résilience directe et indirecte de ceux qu’il touchait l’est. Ce sont leurs histoires que je veux raconter à travers mes créations.
ELLE. Est-ce quelque chose qui continue de dicter votre parcours de créateur ? Je demande car en 2019, lorsque vous receviez le Prix LVMH, vous portiez un top où étaient apposés deux visages de femmes, l’une noire, l’autre blanche, dessinés par l’illustratrice Phathu Nembilwi. On ne peut s’empêcher de voir un choix loin d’être anodin.
Thebe Magugu. Je pense que mes créations seront toujours centrées autour de l’idée d’unification, du vivre-ensemble. C’était important pour moi de porter ce haut, surtout dans le contexte actuel. Le mouvement Black Lives Matter a permis de libérer la parole et d’entamer des conversations entre différentes communautés. Mais beaucoup pensent, à tort, que scander « Black Lives Matter » renvoie à dire « Only Black Lives Matter ». Ce n’est pas une guerre, mais les gens doivent ouvrir les yeux sur les violences commises contre le corps noir, qu’il soit physique ou systémique. Il faut que ça cesse et pour ça, il faut en parler ouvertement.
ELLE. En 2016, vous lancez votre marque éponyme. À peine trois ans plus tard, vous arrivez à Paris pour participer au Prix LVMH. Qu’est-ce que vous ressentez lorsque vous arrivez en compétition ?
Thebe Magugu. C’était surréaliste. Avant le prix LVMH, ça n’a vraiment pas été facile. Quand j’ai lancé ma marque en 2016, je n’avais pas d’argent, simplement l’envie de défendre mon projet et les valeurs qu’elle représentait. Doucement mais sûrement, cette vision a convaincu de plus en plus de monde et m’a mené vers un destin intéressant et enrichissant.
ELLE. Vous remportez le Prix LVMH en 2019. Beaucoup de créateurs émergents choisissent de vivre à Paris ou à Londres par exemple. Vous, vous annoncez immédiatement ne pas vouloir quitter l’Afrique du Sud.
Thebe Magugu. Pendant les premiers mois de la marque, je n’avais pas d’autre choix que de produire localement. Lorsque j’étais au lycée, je me souviens que je rêvais de partir, d’aller étudier à l’étranger pour rejoindre un monde que je ne côtoyais que par l’intermédiaire de la télévision. Malheureusement, nous n’avions pas les moyens de voyager et encore moins de m’envoyer vivre à l’autre bout du monde. J’ai donc dû me contenter de Johannesburg, d’abord pour poursuivre mes études, puis pour lancer mon entreprise. Je ne le savais pas encore, mais c’était une bénédiction. Grâce à ça, j’ai vu ce que la production locale pouvait apporter à une entreprise, non seulement d’un point de vue financier, mais aussi de durabilité. J’ai aussi compris que travailler chez moi, en Afrique du Sud, me permettait de transformer la vie de la communauté en créant des emplois, créer et améliorer les compétences des salariés et renforcer une industrie autrefois éteinte.
ELLE. Vous affirmez aussi vouloir développer une marque internationale mais résolument africaine afin de changer le regard que porte l’Occident sur l’Afrique, l’Afrique du Sud et la mode africaine. Que voulez-vous dire par-là ?
Thebe Magugu. Selon moi, la vision générale de l’Afrique s’est vue détériorée par des stéréotypes et clichés. Ce ne sont pas des images perpétuées par les peuples africains, mais bien ceux qui ne le sont pas. Comme de nombreuses autres marques basées sur le continent, Thebe Magugu veut changer cette vision mensongère et paresseuse pour montrer la réalité de l’Afrique. C’est mon objectif.
ELLE. Vos collections regorgent de messages politiques. Vous définissez-vous comme un créateur engagé ?
Thebe Magugu. Je pense qu’absolument tout est politique. C’est particulièrement le cas lorsque vous faites partie d’une minorité. Oui, je pense que lorsque je crée, j’ai une mission, un message à faire passer. Si j’ai choisi de travailler dans cette industrie, c’est aussi parce que la mode, c’est un moyen de communication fabuleux. Je ne suis pas d’un naturel bavard, loin de là. En tant que grand timide, la mode est une façon de me libérer et de m’exprimer sans filtre.
ELLE. Parmi les combats que l’on retrouve dans vos collections, il y a aussi celui du féminisme.
Thebe Magugu. J’ai grandi dans une famille mono-parentale, avec ma mère et les femmes de ma famille. En grandissant, j’ai été témoin des violences basées sur le genre. Ma mère, ma tante et ma grand-mère ont dévoué leur vie aux autres et aux membres de notre famille. Ça m’a toujours inspiré et forcé mon respect. Malgré les difficultés du quotidien et le fait que nous n’avions pas d’argent, elles étaient incroyablement élégantes et fières. Ce sont elles qui ont fait de moi un féministe et qui m’ont donné envie d’en parler à travers mes collections.
ELLE. La mode se doit-elle d’être engagée aujourd’hui ?
Thebe Magugu. Je pense que c’est ce qui rend l’industrie cohérente. On entend souvent parler des côtés négatifs de la mode. Ils existent et c’est important de ne pas les sous-estimer, mais il ne faut pas oublier de souligner ses aspects positifs. C’est une industrie qui touche des millions de personnes à travers le monde et qui peut donc en informer et en aider tout autant. Il n’y qu’à voir ce qu’il s’est passé avec la Covid-19. Au début de l’année, en à peine quelques semaines, les marques s’étaient mobilisées pour fabriquer des masques et lever des fonds pour venir en aide aux soignants et aux victimes de la maladie. La mode a un réel impact sur la société. On le voit aussi lorsqu’elle se mobilise pour le Sida ou la pauvreté, par exemple. Aujourd’hui plus que jamais, il est impératif qu’elle reste engagée.
ELLE. Vous participez à l’édition 2021 de l’International Woolmark Prize, qui se focalise sur une mode durable et responsable. Comment appréhendez-vous cette problématique avec votre marque ?
Thebe Magugu. Depuis mes débuts, je m’efforce à produire localement la totalité de nos pièces pour une démarche durable et une marque viable, donnant du travail aux artisans locaux et aux usines. Selon moi, en Afrique, la durabilité sociale est tout aussi importante que la durabilité environnementale. Ici, en Afrique du Sud le taux de chômage s’élève à plus de 30 %. C’est donc important pour moi de travailler sur ces deux aspects de la durabilité qui, finalement, vont de pairs.
ELLE. Qu’est-ce que ça fait de participer à un tel événement en pleine crise sanitaire ?
Thebe Magugu. C’est très motivant. La Covid-19 nous a malheureusement contraint à annuler ou reporter plusieurs projets. Commencer l’année 2021 avec le Woolmark Prize est une belle revanche ! Il m’a déjà appris tellement de choses, notamment sur les bénéfices des fibres naturelles et les manières d’être plus responsable en tant que marque de mode. Je n’ai toutefois pas l’impression d’être en compétition avec les autres designers car nous avons chacun notre domaine d’expertise. On apprend les uns des autres et nous ouvrons à d’autres façons de travailler.
ELLE. À quoi peut-on s’attendre pour la suite ?
Thebe Magugu. Je souhaite continuer à utiliser la mode pour mettre en lumière notre histoire collective et tenter de résoudre les problèmes enracinés dans notre société, particulièrement chez moi, en Afrique du Sud. Je veux continuer à travailler avec des marques et personnalités créatives qui partagent cette même vision, qui savent que la mode n’est pas qu’une histoire de vêtements. C’est une industrie aux multiples facettes qui sert de support pour pousser au changement profond.
Source: Elle.fr
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